La ville de Caviar aux Etats-Unis

Bienvenue à la ville de Caviar, aux Etats-Unis

Où était la ville de Caviar ? Quelle fut la brève et tragique histoire du caviar américain ? Caviar est une ville américaine du Delaware au destin fugace. Née de la « ruée vers le caviar » dans les années 1880, son histoire est aussi celle, largement ignorée, de l’esturgeon sur la côte est des États-Unis.Une histoire qui fait écho, en accéléré et à un siècle d’écart, au destin du caviar en mer Caspienne.

Une dizaine d’espèces d’esturgeons vivent en Amérique du Nord. Autrefois, très abondant dans les fleuves de la région, est très apprécié des Amérindiens alors que les colons qui écrivent l’histoire des États-Unis boudent cet animal étrange se nourrissant au fond des eaux.
Sa chair leur semble une nourriture peu noble, tout juste bonne pour les indigènes (tout comme celle du saumon ou du homard, d’ailleurs). Elle est donc cantonnée aux cantines des esclaves. Ces mêmes colons considèrent l’esturgeon comme nuisible, car ses plaques osseuses déchirent les mailles des filets des pêcheurs et on le soupçonne de se nourrir des oeufs d’autres poissons plus précieux.

L’esturgeon américain

C’est pourtant l’esturgeon qui sauve de la disette la ville de Jamestown, première colonie britannique permanente sur le continent américain, au printemps de 1607. On trouve même une trace de consommation de caviar dans les écrits de son chef, John Smith. Mieux, la Virginia Company of London, qui finance l’expédition britannique, commande, par curiosité, quelques barils de caviar pour les marchés scandinaves et slaves, mais le produit arrive avarié et l’expérience s’arrête là.

Malgré ce mythe fondateur, l’esturgeon va rester dans l’ombre de l’histoire américaine pendant plus de deux siècles. Ce n’est que vers 185o que sa pêche s’intensifie : l’arrivée massive d’immigrants européens pauvres, ignorant les préjugés anglo-saxons, fournit un marché idéal pour sa chair tendre semblable à celle du veau et surnommée Albany beef.  De plus, tout est bon dans l’esturgeon ! Son huile, de bonne qualité et peu odorante, remplace avantageusement celle de la baleine. Et la gélatine extraite de sa vessie natatoire , offre une solution moins coûteuse que la gélatine de boeuf pour satisfaire l’insatiable envie de plats et desserts en gelée qui font encore la gloire rabiotante des tables nord-américaines… et la surprise du visiteur européen.

L’après guerre

C’est après la guerre de Sécession, dans une Amérique en quête de réinvention, que plusieurs entrepreneurs venus d’Europe connaissant la valeur potentielle du caviar vont essayer d’en fabriquer et de le présenter comme un mets raffiné. Ils partent de bien loin : les rares oeufs d’esturgeon qui ne sont pas jetés sont alors utilisés comme engrais.

Le premier à réussir ce pari est Bendix Blohm, un immigré allemand né en 1811 dans les environs de Hambourg. Après plusieurs tentatives infructueuses sur l’Hudson, il s’installe, dans les années 1860, sur les rives du fleuve Delaware, dans la commune de Penn’s Grove (New Jersey). Là, il fait venir d’Allemagne des experts en caviar et, armé de leur savoir, il rencontre, à plus de 50 ans, le succès dont il avait rêvé : son caviar s’arrache non seulement en Amérique, mais surtout dans toute l’Europe. Son lieu de pêche, idéal pour capturer les esturgeons remontant la rivière en période de frai, est aussitôt surnommé « Caviar Point ».

Caviar USA

Les pêcheurs d’aloses du fleuve Delaware qui jusqu’alors dédaignaient l’esturgeon s’élancent aussitôt à sa suite, aidés par le négociant allemand Dieckmann & Hansen qui, dès 1876, dépêche les propres fils des fondateurs de l’entreprise pour former et recruter des « pêcheurs » de caviar. Plus de 400 pêcheurs se retrouvent ainsi sur les rives du Delaware, déclenchant une véritable ruée vers le caviar. Ils édifient une petite boomtown, ville de bois assemblée à la hâte avec hôtel, poste, chambres froides et terminus de chemin de fer : Caviar, USA.

Entre mai et juin, qui est la période de frais de l’esturgeon de l’Atlantique, la ville de Caviar expédie alors chaque jour vers New York 15 wagons remplis de caviar.

La ruée vers l’or noir

La ruée ne s’arrête pas aux portes de la ville : partout ailleurs sur la côte, les opérations se multiplient. Au pic de la vague, en 1900, plus de 70o pêcheurs d’esturgeons sont recensés sur la côte Est. Afin d’augmenter les prises, on tire alors profit des eaux chaudes du Sud. La saison de frais commence plus tôt. Les bateaux sont expédiés en Géorgie par voie ferrée. La pêche débute dès février, se poursuivant rivière après rivière en remontant la côte vers le nord. Atteindre le Delaware et la ville de Caviar, où la saison dure jusqu’en juin.

L’engouement est tel que les prix doublent chaque année. Le caviar mûr est préparé avec soin au sel de Lüneburg. Tout comme le préconisent les négociants allemands qui achètent la quasi-totalité de la « qualité export ». Les oeufs impropres à l’exportation sont salés. Ils sont vendus comme sandwich caviar ou offert avec une bière dans certains saloons, comme les cacahuètes grillées . La viande sacrifiés est fumée ou salée. Elle sert à pour nourrir les hordes d’immigrants qui affluent vers le Nouveau Monde.

Professeur Walter Tower

Nulle part dans les annales des pêcheries peut-on « t-on trouver de comparaison au cas de l’esturgeon. En moins d’un quart de siècle, s’est élevé de son rang de poisson méprisé et détruit sans ménagement jusqu’à atteindre la plus haute place de la hiérarchie commerciale », écrit le professeur Walter Tower . Les volumes pêchés sont, en effet, plus qu’impressionnants; Du fleuve Delaware, on tire plus de 2 300 tonnes d’esturgeons par an entre 1890 et 1897. Plus que dans la Volga russe à la même époque. Mais les pêcheurs sont en train de tuer l’esturgeon aux oeufs d’or. En 1870, un filet relevé remonte en moyenne 65 esturgeons.

En 1880, ce chiffre n’est plus que de 30. Puis 1899, il est tombé à 8. En moins de trois décennies, le renouvellement des générations n’est plus assuré. Une situation que n’arrange pas la pollution industrielle, considérable de toute la côte Est.

« Il est presque inimaginable qu’un poisson aussi largement distribué dans notre pays, aussi abondant et aussi peu exploité il y a moins de trente ans ait si rapidement disparu que sa fin est déjà en vue », écrit encore Walter Tower. Cette raréfaction a fait exploser les prix du caviar. 9 dollars le baril en 1885, on passe à 9 dollars en 1900. Toutes les tentatives pour réglementer la pêche et sauvegarder l’esturgeon dans les eaux américaines sont vouées à l’échec. Hormis les interdictions pures et simples”, alors que la pêche s’étend des Grands Lacs jusqu’à la côte Ouest. Les négociants internationaux se tournent alors, encore et toujours, vers la mer Caspienne ; le record de pêche à Astrakhan y est atteint en 1900. Le dernier fournisseur américain de Dieckmann &Hansen survit encore quelques années et vend ses bateaux en 1925 : l’aventure du caviar américain est terminée – pour l’heure…

Source @Charles de Saint Vincent – Auteur de « Caviar, manuel décomplexé à l’usage de l’ amateur »

@Crédit photo : Cobb, John N. (Sturgeon fishery of Delaware River and Bay

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