Tout est bon de l’esturgeon au caviar

Tout est bon de l’esturgeon au caviar ! Aujourd’hui avec la domestication récente de plusieurs espèces et l’émergence du caviar dit “d’élevage”, on peut affirmer que de nombreuses autres espèces sont dignes de produire un caviar de qualité.

L’espèce de l’esturgeon est souvent avancée comme étant l’unique critère de qualité et de prix d’un caviar. Cette explication n’est pas tout à fait exacte, car si chaque espèce donne à ses oeufs des caractéristiques génétiques précises (taille, couleur et fermeté), la qualité du caviar dépendra d’autres facteurs.

Si nous comparons avec le vin, chaque espèce est alors une forme de cépage. Bien d’autres variables locales (mode d’élevage, qualité de l’eau et de la nourriture, méthode de production du caviar) vont s’y associer pour constituer le cru véritable. Ce parallèle oenologique peut être poussé plus loin, comme pour le vin où d’anciens cépages sont remis à l’honneur.
Et où des expériences d’hybridation voient le jour, l’élevage d’espèce d’esturgeons oubliées ou hybrides ouvre de nouveaux horizons au caviar moderne.

A quoi ressemble la chair d’esturgeon ? Quel est le goût de la chair d’esturgeon ?

Jean de La Fontaine, dans le conte du Glouton, fait de l’esturgeon le mets de choix du Gourmet vorace, pour qui, sans doute, la quantité importe au moins autant que la qualité.

Toujours est-il qu’à travers l’histoire, on apprécie l’esturgeon sous bien des formes : en pâté, dans la France du Moyen Âge. Et d’après Le Ménagier de Paris, poché au court-bouillon ou rôti, dans les banquets européens de l’époque moderne. Servi encore frémissant à la table des empereurs Qing de Chine. Séché ou fumé par les pécheurs désireux d’en assurer la conservation (il peut alors prendre une légère teinte orangée)…

Les pécheurs d’Astrakhan préparent encore (discrètement) les rares esturgeons qui se prennent dans leurs filets : soit en balyk – une version russe, salée et délicieuse, du gravlax, dans laquelle des cubes de chair fraîche tirée des dos les plus gras sont cuits au sel (autrefois macérés) et parfois assaisonnés d’autres épices. Soit sous forme de beignets fondants, ou tout simplement en soupe. Il s’agit de la fameuse et roborative oukha, que la cuisinière de chaque pêcherie prépare avec des pommes de terre, des poireaux, des herbes et des épices, et tient au chaud en l’approvisionnant, bien sûr, en poisson frais à chaque quart.

Sa texture ferme et grasse, et son goût discret font souvent comparer la chair de l’esturgeon — blanche ou rose clair — à celle du veau. Elle a longtemps été un mets recherché pour sa saveur, et pour la grande taille du poisson qui impressionnait les convives. Simple à préparer (elle n’a pas d’arêtes), elle offre une grande liberté culinaire. Pourtant, sauf en Russie et dans quelques pays d’Europe centrale où elle reste prisée, il n’existe plus guère de marché pour la viande d’esturgeon. Le temps où Caton, au IIe siècle avant J.-C., dénonçait la ruineuse passion des Romains pour les « conserves du Pont », ce luxe oriental, semble bien loin…

Aujourd’hui, la qualité et la saveur d’un esturgeon, qui dépendent d’une multitude de facteurs (nourriture, âge, sexe, qualité de l’élevage, sevrage ou non du poisson…), peuvent parfois sembler décevantes. Il est vrai que la plupart des esturgeons sont élevés pour leur caviar. Leur chair, surtout celle des mâles sacrifiés après sexage vers l’âge de 2 ans, ne représente guère plus qu’une source de revenus d’appoint.

En irait-il de l’esturgeon comme du saumon ? Chez les saumons, en effet, les espèces exploitées pour leurs oeufs, comme le saumon keta, donnent une chair de qualité assez moyenne. Réciproquement, les oeufs des espèces exploitées pour leur chair ne satisfont pas les amateurs.

La chair n’est pas la seule partie comestible du poisson. On en mangeait autre-fois le cartilage après l’avoir fait sécher au soleil, « un fort bon mets » d’après le Dictionnaire des alimens [sic] de 1750. La moelle épinière, viziga en russe, est un autre ingrédient, rare et précieux, qui prend la forme de longs filaments blancs. Cette viziga entre dans la composition de diverses soupes, tourtes et pâtés, dont le célèbre koulibiak russe. Alexandre Dumas, dans son Grand Dictionnaire de cuisine, évoque « les bords de la mer Caspienne, où l’on arrache avec cette moelle le dernier soupir des esturgeons » et compare cette dernière, par sa rareté et son prix, au caviar.

Tout est bon dans l’esturgeon !

Outre sa chair, sa moelle et ses oeufs, l’esturgeon a longtemps été exploité pour d’autres ressources, parfois insoupçonnées. Les vessies natatoires des esturgeons, séchées, puis dissoutes, servent à fabriquer une colle naturelle, sans doute la meilleure au monde, l’ichtyocolle. Cette sorte de gélatine est encore utilisée pour le collage des vins. Elle était autrefois fort recherchée pour sa pureté. Elle est inodore et incolore. Grace à sa grande résistance elle servait à coller les vitres des navires, à assembler les éléments des plus grands Stradivarius, à fabriquer les calques des graveurs ou encore à recouvrir le taffetas d’Angleterre, ancêtre des pansements chirurgicaux. Cette colle d’esturgeon est à ce titre toujours utilisée par de nombreux restaurateurs d’oeuvres d’art.

Détail amusant : l’ichtyocolle (en anglais isinglass) a été employée aux États-Unis comme gélatine alimentaire à l’époque du grand massacre des esturgeons, à la fin du XIXe siècle. Elle remplace alors, à moindres frais, la gélatine de boeuf ou de porc extraite des os et bien plus onéreuse. Elle a tant de succès auprès de la classe moyenne naissante qu’elle fait naître de nouvelles habitudes de consommation. On ne compte plus les recettes américaines à base de gélatine, ingrédient hérité de la tradition anglaise et jusque-là réservée à l’élite . La Jell-O fluorescente que – dégustent encore les petits Américains au dessert est la descendante directe du “boom de la gelée” engendré par le sacrifice des esturgeons… Le cuir d’esturgeon est récemment devenu, à l’instar de celui du requin ou de la raie, un cuir exotique utilisé pour la petite maroquinerie. Par exemple pour la fabrication de bracelet de montres). Il est encore fort rare, mais pourrait connaître une plus large diffusion avec la valorisation des produits de l’élevage. Sans doute trouvera t-on aussi, à l’avenir, du cartilage d’esturgeon, comme on trouve du cartilage de requin, pour traiter les problèmes d’arthrose.

Source @Charles de Saint Vincent – Auteur de « Caviar, manuel décomplexé à l’usage de l’ amateur »


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